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/L'InterCompréhension/Des notions à la loupe/

 

Apprendre à apprendre

"L’intérêt universel que suscite l’intercompréhension s’explique par les vertus intrinsèques de cette méthode, mais aussi par la réflexion qui s’engage parallèlement au grand mouvement de mondialisation des échanges dont nous sommes les témoins. Au cœur de ces interrogations, la question des langues, et donc celle de leur apprentissage : faut-il en passer par une langue globale, au risque de provincialiser les autres langues et cultures et de nier la diversité des regards qu’elles portent sur le monde ? N’est-il pas préférable de donner à chacun des outils pour maîtriser non pas une multitude de langues (capacité donnée seulement à quelques spécialistes), mais l’accès aux capacités d’apprentissage plurilingue ?

Apprendre à apprendre les langues, voici la finalité de l’intercompréhension : pour les citoyens du monde de demain, c’est là qu’elle montre son efficacité, et sans doute aussi, sa nécessité."

  Extrait de Pierre ESCUDE, Pierre JANIN, Le point sur l'intercompréhension, clé du plurilinguisme, Clé International, 2010.

  

Apprentissage ouvert

La notion d’apprentissage ouvert, ou simultané s’oppose à l’enseignement com­partimenté, ou juxtaposé, de chaque langue, tel qu’il se pratique trop souvent dans le sys­tème éducatif traditionnel. En s’appuyant sur l’acquisition simultanée de compétences de compréhension dans plusieurs langues apparentées, l’intercompréhension répond parfaite­ment à « l’hypothèse de base » posée par Vigner (2008 : 19) : « Tout apprentissage d’une langue met en jeu des compétences transfé­rables à l’apprentissage d’autres langues, dès lors que ces compé­tences sont plus clairement identifiées et qu’elles ne s’exercent par forcément à propos des seules langues curriculaires. »

La caractéristique fondamentale de l’intercompréhension est que cette dernière est d’autant plus efficace qu’elle embrasse l’apprentissage [de la compétence de récep­tion] de plusieurs langues à la fois. Pour reprendre les termes de Slodzian (1997 : 16), « l’acquisition d’une langue en général n’est plus conçue comme la constitution d’un savoir indifférencié, mais comme le résultat d’un ensemble de compétences mises en place au cours de l’apprentissage et qui seront acquises à des degrés divers, en fonction de plusieurs paramètres. Il s’agira en l’occurrence d’accéder à un certain ni­veau de compréhension d’une, deux langues ou plus, à travers le miroir d’une autre. » Et elle ajoute, par rapport à l’apprenant et à la stratégie péda­gogique : « L’apprenant prend appui sur ce qu’il connaît déjà (sa langue maternelle ou une langue étrangère apprise). Dans ce mouvement vers l’autre langue, il enrichit la sienne (arti­culation entre identité et altérité). »

On apprendra en somme à réinvestir sa connaissance de la langue dans la compréhension d’énoncés allophones, plus par le repérage d’indices de na­ture diverse que par une approche fondée sur un savoir linguistique spécifique.

  Slodzian, Monique, 1997 : « Quels outils pour l’apprentissage de la compréhension multilingue ? », Le français dans le monde, n° spécial (janvier), L’intercompré­hen­sion : le cas des langues romanes, « Recherches et applications ». Paris : Hachette, 14-24.

  Vigner, Gérard, 2008 : « Vers une compétence plurilingue, apprentissage ou ensei­gnement ? », Le français dans le monde 355.

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 Approximation

Blanche-Benveniste (2007) a consacré un article éclairant sur ce sujet qu’elle résume ainsi :

Pour des débutants, qui cherchent à accéder au sens des textes qui leur sont soumis, l’approximation est une aide puissante. C’est du reste une notion qui a été réhabilitée récem­ment, en raison du grand rôle qu’elle joue dans le domaine des sciences cognitives. La dé­marche a été largement utilisée dans la mé­thode d’apprentissage simultanée des langues ro­manes proposée par EuRom4. 

Dans le corps de l’article, Blanche-Benveniste montre l’uti­lité de l’approximation :

[…] les termes qui nous paraissent vagues et imprécis sont en fait indispensables (Jucker, Smith et Lüdge, 2003) [car], si tous les termes étaient précis et si toutes les informations étaient données sous une forme compacte et rigoureuse, suivre une conversation exigerait un effort de concentration considérable.

En somme, l’approxima­tion sur tel ou tel élément permet de ne pas ralentir la communication, évite les blocages. Et de citer des expressions ou des termes « passe-partout », comme il y a quelques années, quelque chose comme ça, machin, truc, chose, qui ap­paraissent d’ailleurs indifféremment dans les échanges que la langue soit commune ou étrangère :

Cette compréhension par étapes paraît analogue à ce qu’est la pro­duction du langage par étapes, telle que nous l’ob­servons dans la parole ordinaire.

Ainsi l’approximation, loin d’être un frein à la compré­hension, en sera un favorisa­teur, un caractère naturel, fonctionnel et provisoire de la mise au jour du sens, une « aide efficace » qui peut, selon les cas, se suffire à elle-même ou n’être qu’une étape vers une compréhension plus serrée de l’énoncé.

Par ailleurs, Blanche-Benveniste ne cache pas que la fécondité de cette approche approximative peut aussi être considérée comme une démarche « illicite », en particulier dans un environnement scolaire ou universitaire attaché à la recherche d’une stricte exactitude.

 Blanche-Benveniste, Claire, 2007 : « Formes de compréhension approximative », in Éric Castagne (dir.) Les Enjeux de l’intercompréhension. Reims : Épure-éditions et presses universitaires de Reims, coll. ICE, 167-179.

 Jucker, Andreas H., Smith, Sara W. et Lüdge, Tanja, 2003 : « Interactive aspects of vagueness in conversation », Journal of Pragmatics 35, 1737-1769.

  

Avantages

Comparée à l’enseignement traditionnel des langues, l’intercompréhension offre une radicale redéfinition des priorités : là où l’apprentissage traditionnel propose l’acquisition en parallèle de multiples compétences (pour lire et écouter, mais aussi pour parler et écrire, avec souvent un accompagnement grammatical d’ordre métalinguistique, le tout vérifié par diverses déclinaisons des exercices traditionnels de thème et de version), l’approche de l’intercompréhension ne recherche que la réception d’une autre langue, et encore, dans les premiers stades, d’une compréhension non exhaustive.

Cette séparation entre les compétences de réception et de production se fonde sur une expérience que chacun peut vérifier aisément : même quand nous avons du mal à parler une autre langue par manque d’entraînement, nous pouvons continuer à la comprendre relativement aisément.

Tout cela amène à deux avantages remarquables de l’intercompréhension.

D’abord, l’efficacité de la communication : en m’exprimant dans ma propre langue, je puis m’exprimer avec toute la subtilité nécessaire, sans avoir à reformuler ma pensée d’une manière simplifiée, voire simpliste. La personne avec qui j’échange a de son côté les mêmes avantages. Certes, cet échange linguistiquement asymétrique oblige chacun à faire l’effort d’être clair, mais ce dernier est beaucoup plus facile à maîtriser que la production d’un message qui doit se reformuler dans une autre langue.

Second avantage : la rapidité d’apprentissage. L’intercompréhension de langues apparentées, en se concentrant sur les compétences réceptives, ne demande que quelques semaines pour permettre la compréhension de textes écrits. À la suite des nombreuses sessions tests faites avec quatre langues romanes (français, espagnol, italien, portugais), on peut dire qu’après environ 30 à 50 heures seulement, le locuteur de l’une de ces langues est capable de lire et de comprendre l’essentiel de textes écrits dans les trois autres langues.

 Un cours d’intercompréhension est fondé sur l’apprentissage simultané de plusieurs langues : en s’appuyant sur la (ou les) langue(s) qu’ils connaissent le mieux, l’apprenant étend sa compréhension des langues d’abord à sa famille de langues, puis éventuellement à d’autres familles.

Cet apprentissage parallèle, loin d’être une difficulté, aide l’apprenant à identifier les similarités et les variations proches entre les autres langues et la sienne (ou celle qu’il connaît déjà bien). Il acquiert ainsi des stratégies générales pour comprendre les autres langues, même si ces dernières sont relativement éloignées de celle(s) qu’il pratique.

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Citoyenneté

"La méthode de l’intercompréhension est un vecteur particulièrement favorable pour amener au dialogue avec l’autre, au sens littéral comme au sens moral. Elle implique l’écoute, et donc le respect de l’autre dans sa différence, exprimé par l’échange asymétrique des langues. A ses avantages techniques – rapidité de l’acquisition des compétences de réception, décrispation du regard de l’apprenant sur les langues, prolongement dans les techniques de diffusion culturelle comme le sous- et le sur-titrage – l’intercompréhension ajoute aussi l’éducation à la pluralité, donc à la démocratie et sentiment du vivre-ensemble, qui s’appelle également la citoyenneté.

 C’est pourquoi l’intercompréhension, comme nouveauté technique et comme nécessité éthique, symbolise la politique renouvelée du multilinguisme européen ; les langues ont trop souvent porté et représenté les rapports de force. Maintenant, l’Europe doit inventer, en s’appuyant sur ses langues, un instrument de dialogue et de droit pour la démocratie et pour la paix : c’est là l’enjeu suprême du multilinguisme."

  Conseil de l'Europe (2007), De la diversité linguistique à l'éducation plurilingue : guide pour l'élaboration des politiques linguistiques en Europe (version intégrale : www.coe.int/lang/fr), Strasbourg, Conseil de l'Europe, Division des politiques linguistiques. Rédacteurs: BEACCO Jean-Claude et BYRAM Michael.

  

Connaissances extralinguistiques

L'importance du champ extralinguistique amène à  souligner que les stratégies cognitives mobilisées pour comprendre les autres langues peuvent s’appliquer non seulement aux langues de la même famille (les langues romanes, les langues germaniques…), mais aussi au-delà de ces familles. C’est cette hypothèse qu’examine Ollivier (2007) dans sa communication au colloque de Lisbonne. Il analyse ainsi les conséquences didac­tiques de cette hypothèse et de l’expérience qu’il a suivie pour la va­lider :

Puisque, comme le montre notre expérience, l’extralinguistique peut servir à com­penser des lacunes linguistiques, il nous semble important de motiver et encourager les ap­prenants à activer leurs connaissances extralinguistiques afin de leur montrer, d’une part, qu’en Europe du moins, aucune langue n’est entièrement terra incognita et, d’autre part, qu’ils sont en mesure grâce à leurs connaissances textuelles et situationnelles de comprendre des textes en langue non apprise et même d’accomplir des tâches de la vie de tous les jours. 

 Ollivier, Christian, 2007 : « Dimensions linguistique et extralinguistique de l’intercompréhension. Pour une didactique de l’intercompréhension au-delà des fa­milles de langues », in Actes du colloque Diálogos em Intercompreensão (Lisbonne, septembre 2007). Lisbonne : Universidade Católica Editora, 59-73.

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Ecologie des langues

"La diversité linguistique est aussi nécessaire que la diversité des espèces ani­males ou végétales,

  • d'abord pour la sauvegarde d'un patrimoine collectif  immatériel : cf. langues en perdi­tion ou perdues (langues améridiennes, occitan, etc.) 
  • ensuite pour la nécessaire pluralité des points de vue et des visions du monde : exigence de dialogue contrasté, de respect mutuel, ce qu'on appelle la démocratie ; 
  • enfin par la variété des situations de communication, que le recourt à une langue centrale commune ne résout pas toujours. ex. de situation d'acquisition du savoir : surfer sur l'Internet.

Danger du choix d'une langue centrale de référence :

Force est de constater que bien des « individus-citoyens » optent en faveur de l’idéo­logie qui fait de l’anglais « la » langue universelle. Idéologie puissante, parce que, comme toute idée reçue, elle se donne à voir comme « le bon sens même », comme une sorte d’évidence indépassable.

Le raisonnement induit par cette fausse évidence est le suivant :

Ma langue (n’importe laquelle, sauf la langue dite univer­selle) n’est que périphérique, locale ; pour communiquer avec les autres, je dois impé­rativement passer par une tierce langue, ni la mienne, ni celle de mon interlocuteur : voici pour­quoi je recours à l’anglais.

Dans ce raisonnement, dont on ne peut que constater l’imperium même si on le rejette, on peut voir une sorte de « servitude vo­lontaire », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Étienne de La Boétie, l’ami de Montaigne ; ser­vitude ici linguistique, mais fondée sur une servitude culturelle, comme chacun peut l’admettre aisément. C’est une idéologie qui se fonde, entre autres, sur une donnée contestable, celle du nombre de locuteurs d’une langue ; donnée contestable, parce que l’équation du rapport des langues doit certes intégrer le nombre de ses locuteurs, mais aussi, par exemple, celle de la situation géographi­que, historique, économique, géopolitique en un mot, de nos propres langues et de nos échanges : ainsi, plus de quatre-vingts pour cent des échanges économiques de l’Union européenne se font à l’intérieur de son propre espace. Et cependant, le mythe de l’anglais, langue hyper-centrale — selon la terminologie de De Swaan (2002), adoptée également par Calvet (2002) — demeure et persiste ; sans doute se fonde-t-il aussi sur le mythe plus éternel encore de Babel, de la pureté des rapports d’avant Babel, et d’un dieu vengeur qui brouille les hommes en multipliant leurs langues."

  Extrait de Pierre JANIN, "L'intercompréhension dans une politique francophone du plurilinguisme", in CONTI et GRIN (dir.), S'entendre entre langues voisines : vers l'intercompréhension, Georg Editeur, 2008.

  

Education aux langues

Dans le monde actuel, l’accès aux langues vivantes est devenu un nouvel élément du socle fondamental des connaissances, qui s’ajoute au traditionnel triptyque de « lire, écrire, compter ». C’est ce que montre bien le Cadre européen de référence pour les langues dans sa définition transversale du plurilinguisme1.

Parmi les dispositifs didactiques possibles pour parvenir à cette conscience du plurilinguisme, l’intercompréhension constitue l’un des plus innovants et l’un des plus puissants. Et ce, pour des raisons d’efficacité, mais aussi d’éthique et de démocratie.

 Face à l’approche traditionnelle de l’enseignement des langues, l’intercompréhension propose une redéfinition radicale des priorités de savoir : plutôt que l’acquisition parallèle de multiples compétences – approfondissement grammatical, compétence de compréhension (orale et écrite), de production (orale et écrite elle aussi), le tout vérifié à travers des exercices de thème et de version –, l’intercompréhension suppose l’acquisition seule des compétences de réception d’une autre langue ; et encore se contente-t-elle, si j’ose dire, d’une approximation de ce sens. Par là, elle induit deux avantages remarquables : d’abord, la rapidité d’apprentissage, puisqu’il faut beaucoup moins de temps pour acquérir la capacité de compréhension que celle de production d’une langue ; ensuite, l’avantage de « désinhiber » l’apprenant, de lui donner confiance en lui, puisqu’il n’a pas à passer par les opérations mentales compliquées de transposition dans une autre langue pour produire sa communication. Celle-ci, se faisant dans la langue qu’il maîtrise.

L’intercompréhension vient-elle néanmoins en opposition frontale avec l’enseignement traditionnel des langues ? On pourrait le croire, or il n’en est rien. En effet, comme l’a montré l’expérience de nombreux stages d’intercompréhension, par un heureux renversement dialectique, et dans un dépassement du stade intercompréhensif, on en vient pour ainsi dire tout naturellement à acquérir des capacités de production dans ces langues étrangères, qui permet in fine à l’apprenant de posséder, non la plénitude des capacités de parler, mais la maîtrise de toute une série de compétences partielles qui lui permettront d’établir un échange fructueux, sinon forcément impeccable d’un point de vue académique. Mais aussi bien, la réalité des communications humaines ne montre-t-elle pas que c’est là le cas le plus général ?

 De par ses modalités, l’intercompréhension constitue l’objet d’une ingénierie éducative renouvelée, adaptée aux exigences modernes de la communication. Même si l’intercompréhension ne prétend pas se substituer à la nécessité d’études approfondies des langues, elle permet d’ouvrir l’éventail des approches didactiques offertes aux apprenants, elle réorganise le champ des savoirs en langues, elle induit d’autres modes et d’autres priorités d’acquisition des connaissances, elle suppose aussi d’autres échelles d’évaluation des savoirs acquis. Elle ouvre  un vaste éventail de déclinaisons didactiques.

Cette nouvelle approche du savoir linguistique amènera bien entendu de nombreuses résistances, tant de la part de l’organisation scolaire en général que de la part des enseignants et des prescripteurs (les parents d’élèves). Elle suppose, dans l’organisation scolaire, une redéfinition des savoirs et des relations entre les discipline ; dans la mentalité du public, elle suppose d’admettre que la marche forcée vers l’apprentissage d’une seule langue vivante étrangère n’est pas le moyen magique d’armer l’élève dans ses besoins futurs. Il faut ainsi s’attendre à devoir convaincre toute une série d’acteurs et à devoir redéfinir toute une série de tâches dans les cursus d’enseignement, et cela ne sera pas simple. Et pourtant,  les jeunes d’aujourd’hui seront très souvent amenés à vivre dans plusieurs lieux différents, à travailler dans des milieux divers, et donc seront nécessairement amenés à devoir s’adapter, à chaque fois, à d’autres exigences de vie et donc de langue ; il serait absurde de demander à chacun d’apprendre à maîtriser à chaque fois l’intégralité des compétences linguistiques de leur pays d’accueil provisoire ; là encore, l’intercompréhension peut constituer un biais rapide et efficace pour permettre à chacun de s’adapter aux conditions de vie dans les pays où son destin individuel le conduira.

 


 

1  L’intercompréhension répond à la conception du plurilinguisme telle que la définit le Guide du Conseil de l’Europe : « [Le plurilinguisme] est considéré comme une compétence transversale aux langues maîtrisées. On pose, dans le Cadre européen commun de référence pour les langues, que cette maîtrise n’est pas de l’ordre “de la juxtaposition ou de la superposition de compétences distinctes [mais qu’il y a bien là] l’existence d’une compétence complexe…” (p. 129). On en retiendra le caractère pédagogique qui invite à articuler les enseignements de langues les uns aux autres, en ce qu’ils sont susceptibles de mettre en jeu des compétences communes » (Beacco et Byram, 2007 : 40).

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Entreprises et multilinguisme

Quel est l’apport du multilinguisme à la compétitivité des entreprises et à la cohésion sociale ? 

C’est un champ dont l’importance est encore mal perçue par le grand public, et il est pourtant essentiel.

Premier exemple, celui du droit à sa langue dans son entreprise,, c’est-à-dire le refus d’une fracture linguistique (les employés qui savent la langue des dirigeants, et les autres). Il s’agit ici de la condition sociale d’un fonctionnement harmonieux de la structure, condition aussi de la sécurité des employés : en parlant leur langue, on a plus de garanties qu’ils comprennent les consignes et donc qu’ils les appliquent correctement.

Deuxième exemple de l’apport du multilinguisme, cette fois à la compétitivité des entreprises : il leur apporte la capacité de vendre leurs produits à des publics plus larges, car avec l’adaptation à la langue des autres vient nécessairement celle de s’adapter à leur culture de consommateur, cette dernière étant étroitement liée à leur propre vision du réel.

Et puis, on peut conclure ce point en évoquant l’immense champ des recherches technologiques liées aux langues, champ où la nature multilingue de l’Europe devrait pouvoir lui donner plusieurs longueurs d’avance sur d’autres pôles de compétitivité. Le multilinguisme, dans le domaine économique et social, est un avantage décisif pour le monde ouvert où nous vivons.

 

 Ethique

L’intercompréhension, par sa nature même, se définit par une écoute de l’autre. Et l’écoute a deux niveaux de sens : le sens littéral et le sens moral, le respect de l’autre, l’acceptation de son mode à dire son propos. Si chacun parle sa langue, écoute et comprend celle de l’autre, on efface dans l’échange la hiérarchie des langues, elle-même symbole et mode de transmission de la hiérarchie des puissances. Plus de langue hyper-centrale ou périphérique (selon la terminologie établie par Abram De Swaan ou Louis-Jean Calvet), mais un échange égalitaire, où les moyens d’expression s’obligent au respect mutuel, à une écoute au sens noble.

Et dans cette égalité linguistique de l’échange, se dessine la matrice d’une égalité politique, d’une éthique des relations humaines et de la citoyenneté. Contre la vision compétitive et stérilisante des relations humaines et politiques, contre l’idée d’un conflit entre les langues, l’intercompréhension conduit à une mise en valeur des compétences de communication, à un respect de la diversité qui garantissent à la fois le plurilinguisme des sociétés et l’harmonie des rapports individuels.

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 Europe

Le plurilinguisme est la visée des instances européennes, notamment le Conseil de l’Europe et l’Union européenne. La Commission européenne a présenté en no­vembre 2005 sa pre­mière communication dans le domaine du multilinguisme, pour lequel elle propose un nou­veau cadre stratégique. Elle constate en particulier que

l’Union européenne se fonde sur « l’unité dans la diversité» : diversité des cultures, des coutumes, des opinions et des langues. […] C’est cette diversité qui fait de l’Europe ce qu’elle est : non pas un creuset dans lequel les différences se fondent, mais une maison commune qui glorifie la diversité et où nos nombreuses langues maternelles constituent une source de richesses et la voie vers une plus grande solida­rité et une meilleure compréhension mutuelle. 

Le Conseil de l’Europe poursuit quant à lui la mise en place d’instruments permettant une meilleure organisation des politiques linguistiques, de l’enseignement des langues en particulier, et de leur ges­tion ; on en citera trois : le Cadre européen commun de référence pour les langues, le Portfolio européen des langues, le Guide pour l’élaboration des politiques lin­guistiques éducatives en Europe.

La réalité des échanges (dans toutes les acceptions du terme, économiques, linguistiques…) est bien éloignée, voire contradictoire avec ces objectifs officiels. Duverger (2008 : 25-27) l’exprime bien dans un article qu’il consa­cre à l’éducation plurilingue :

Face à ces recommandations officielles, les réalités sont souvent bien diffé­rentes, pour ne pas dire inversées : une économie mondialisée qui fonctionne en effet sur un modèle libéral où la règle de base est de générer des profits fi­nanciers immédiats et maximaux a naturelle­ment du mal à s’accommoder de multiplicités linguistiques et culturelles, qui sont pour elle des obstacles, des manques à gagner. Le capital mondialisé milite en effet au quotidien pour l’emploi d’une langue unique, la langue dominante (au niveau de la recherche, de la fabrica­tion, de la commercialisation, de la maintenance, etc.) afin de vendre au plus vite et avec un bénéfice optimal des produits de grande série, qui auront par ailleurs l’avantage de formater quotidiennement le consomma­teur sur un mode culturel unique.

Et Duverger conclut, en élargissant le propos :

Des tensions sont par conséquent inévi­tables, et chaque individu-citoyen doit se situer ; les diversités linguistiques et culturelles étant finalement des cas particuliers de la biodiversité nécessaire à la survie de la planète. 

 

Situation de homo europeus 

Le plurilinguisme est enfin une donnée à intégrer par les individus, dont l’horizon de vie est souvent devenu multilingue, alors que précédemment il était plutôt monolingue. Cela est évidemment dû à l’élargissement de notre horizon à l’Europe, et d’ailleurs au monde entier. Sur le plan linguistique, et pour se borner à la seule Union européenne, cela implique pour chacun une sorte de révolution coperni­cienne, dont on trouve une exemplaire illustration dans l’essai de Taillandier, Une Autre langue  (2004 : 48-49) :

Résident de l’Europe : désormais, l’immense majorité de mes co-résidents ignore la langue dans laquelle je m’exprime, et moi, je me débrouille tant bien que mal avec deux de leurs langues, sur une bonne vingtaine, ce qui n’est pas beaucoup et me rapproche, ipso facto, de l’éternel migrant, pris entre sa lan­gue d’origine et celle (ou celles) dans laquelle (ou les­quelles) il lui devient né­cessaire de s’exprimer. Dès lors que je me définis comme citoyen de l’Union européenne, ainsi que l’établit mon passeport, je me retrouve appartenant à une mi­norité linguistique.

Ainsi bouleversé son rapport à l’espace, au pouvoir, à l’histoire, qui prétendra que ce n’est pas l’âme de l’individu, sa conscience, ses représentations, son lien avec le monde extérieur, qui d’une manière ou d’une autre sont appelés à une redéfinition ? Un Européen aujourd’­hui, c’est quelqu’un qui subit, dans l’apprentissage ou dans la panique, avec enthousiasme ou avec inquiétude, une sorte de changement de monnaie intérieur ; quelqu’un à qui est imposé de re­lativiser, et, s’il le peut, de reconstruire, sa sécurité symbolique. 

 Duverger, Jean, 2008 : « De l’enseignement bilingue à l’éducation plurilingue », Le français dans le monde 355 (janvier), 25-27.

 Taillandier, François, 2004 : Une autre langue. Paris : Flammarion.

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