Janvier 2005
On éprouve un sentiment de malaise quand un Français utilise l’anglais pour demander un renseignement dans une rue de Florence, de Séville ou de Coimbra, sans parler de Montevideo ou de Porto Alegre. Ou quand un hispanophone ou un lusophone agissent de la même manière à Paris. Cette attitude ignore la parenté entre les langues de l’Europe du Sud (et donc de l’Amérique latine) issues du latin. Entre les langues romanes – français, italien, espagnol, catalan, portugais, roumain –, l’intercompréhension est non seulement souhaitable, mais elle est possible et rapide à acquérir. L’intercompréhension, c’est le fait de comprendre des langues sans les parler : chacun parle ou écrit dans sa langue, et comprend ou lit celle de l’autre. Cette démarche, qui ne nécessite aucune connaissance préalable du latin, est de nature à souder un ensemble de pays appartenant à la même famille de langues, et qui ont des intérêts et des cultures proches.
Pour un locuteur de langue romane, les autres langues de la famille sont plus immédiatement transparentes que les autres. Il en va de même pour les locuteurs de la famille des langues slaves – russe, polonais, tchèque, serbo-croate et bulgare – et pour ceux de la famille des langues germaniques – anglais, allemand et néerlandais. Cette notion de famille de langues, les Scandinaves l’ont bien comprise, et depuis longtemps : un Danois, un Norvégien et un Suédois se comprennent en parlant chacun sa langue. L’habitude de s’appuyer sur les ressemblances (à utiliser de préférence quand on s’exprime) et l’étude des différences systématiques (à connaître, pour qu’elles ne perturbent pas la compréhension) permettent aux Scandinaves de communiquer aisément entre eux, et ainsi d’exister en tant que communauté. Voilà près d’un siècle que, dans chacun de ces trois pays, on enseigne à l’école les bases de la grammaire des langues des deux autres.
Au cours de la dernière décennie, d’intéressantes recherches ont été menées sur l’apprentissage à l’intercompréhension des langues romanes. Dans le cadre du programme européen Lingua, deux projets menés en liaison avec des équipes des autres pays de langues latines d’Europe ont permis nombre d’observations et d’expérimentations : Galatea, sous la responsabilité de Mme Louise Dabène (université Stendhal-Grenoble-III), et Eurom4, sous la direction de Mme Claire Blanche-Benveniste (université de Provence - Aix-Marseille). Du matériel a été produit, qui demanderait aujourd’hui à être actualisé et développé. Des émules passionnés continuent le travail à Rome, à Barcelone, à Reims.
L’université danoise d’Aarhus, forte de l’expérience scandinave, a montré que les mêmes résultats peuvent être atteints dans le groupe des langues latines. En Argentine, une forte colonie italienne pousse à l’apprentissage des langues du Cône sud. A la University of British Columbia (UBC) de Vancouver, le département de français, en perte de vitesse, s’est refait une santé en proposant l’initiation aux langues romanes... Les travaux menés avec des équipes d’étudiants volontaires, mais non spécialistes (Eurom4), montrent qu’en soixante heures un locuteur d’une langue romane parvient à lire et à comprendre des textes dans trois autres langues (livre, encyclopédie, article de presse). Pour la majorité des sujets, il faut cependant un peu plus de temps pour parvenir à une bonne maîtrise de la compréhension de l’oral (conversation, film, radio et télévision).
La diffusion de telles méthodes dans le système éducatif bute sur un obstacle de taille : elles n’ont pas droit de cité dans la définition des politiques officielles d’enseignement des langues, et donc dans la formation des professeurs. Préparés à n’enseigner qu’une langue étrangère, convaincus que leur mission est de la transmettre à leurs élèves dans son intégralité, les maîtres ne peuvent que rechigner à l’enseignement, à leurs yeux réducteur, d’une compétence partielle. Pour vaincre ces résistances, et dans le cadre d’une nouvelle politique, les formations devraient prendre en compte non plus une langue, mais une famille de langues. Un professeur maîtrisant plusieurs langues aurait une vision plus juste de chacune d’entre elles, et la tolérance aurait de grandes chances de remplacer l’exigence de perfection : l’intercompréhension fait en effet largement appel aux vertus de l’à peu près, qui permet d’avancer, et à la débrouillardise.
Tous les spécialistes savent que l’acquisition d’une langue étrangère dans sa totalité reste une entreprise difficile et de longue haleine, et que le bilinguisme réel est un mythe, sauf chez des personnes plongées dès leur enfance dans un univers bilingue, ou ayant passé une partie de leur vie dans un pays dont elles ont assimilé la langue. Dans la technique de l’intercompréhension, chacune des parties étant à l’écoute de l’autre, la production en langue étrangère devient inutile. La partie la plus difficile de l’apprentissage, celle qui met en branle les mécanismes les plus complexes, se trouve ainsi supprimée. Le gain en temps et en efforts est considérable.
Repenser l’apprentissage par familles de langues aurait de multiples avantages. Sur le plan individuel, sentiment d’égalité et confort sont partagés : aucun n’abdique sa langue pour adopter celle de l’autre. L’attention n’est mobilisée que dans les phases d’écoute et, de ce fait, la fatigue est réduite. Chaque locuteur peut ainsi s’exprimer de façon précise et nuancée. Et, au niveau politique, tant européen qu’international, cet apprentissage engagerait une dynamique de multipolarité et de démocratie linguistiques face à l’hyperpuissance et à la langue unique.