Véronique SOULÉ, Libération, 2011
/L'InterCompréhension/Articles de presse/
Intercomprenez-vous les uns les autres
Reportage
Causette . Des ateliers de plurilinguisme proposent de se familiariser avec des langues aux racines latines. Reportage à Paris.
«Nous allons commencer par un texte en catalan. Ceux qui le parlent se mettent hors jeu.» Deux bras se lèvent. «Je m’appuierai sur vous si nécessaire», poursuit Françoise Ploquin, une retraitée qui a souffert de ne pas parler de langue étrangère et milite pour le plurilinguisme. Ce matin, elle anime un «atelier d’intercompréhension» à la BPI (Bibliothèque publique d’information) à Paris. Objectif : montrer qu’au sein des langues latines - français, espagnol, portugais, italien, roumain, occitan et catalan -, on peut se comprendre assez bien, mieux qu’on ne le pense, sans jamais les avoir étudiées. Il suffit d’être ouvert et attentif pour faire vibrer la fibre plurilingue qui sommeille en nous.
Le texte de cinq lignes est un fait divers tiré d’un journal catalan. Son titre, en français : «Ils enterrent dans une boîte de chips Pringles les cendres de son dessinateur.» Avant de demander aux participants de le lire à haute voix, Françoise Ploquin, qui est un pilier de l’Association pour la promotion de l’intercompréhension (Apic), fait ses recommandations : «Aidez-vous avec tout ce que vous pouvez, des racines ou une syntaxe commune, le titre, la photo quand il y en a. N’hésitez pas à deviner et à sauter des mots inconnus. Le but n’est pas de traduire précisément mais de comprendre 80% du sens.» Elle veut aussi désinhiber et donner confiance à ceux qui s’embarquent ainsi en terre inconnue : «N’ayez pas peur des faux amis. Ils ne sont que 3% dans les langues latines. La plupart du temps, vous tomberez sur de vrais amis !»
Une femme commence à lire : «Els fills del dissenyador de la capsa de les patates Pringles…» Autour de la table, les quatorze participants - des retraités, des étudiants, une mal voyante, des habitués du centre d’autoformation de la BPI où se déroule la séance - respirent : ils s’y retrouvent. Seuls deux non-francophones s’avouent perdus.
Combat. Françoise Ploquin rassure encore. «Comme vous voyez avec "els fills", toutes les langues latines mettent des "s" au pluriel sauf deux, le roumain et l’italien.» Pour la boîte de chips, on est aussi en terrain connu. «Capsa, cela vous fait penser à quoi ?» demande-t-elle. «A capsule», lance quelqu’un. «C’est ça, et de là, on a la caisse, ou capsa en latin, puis on arrive à la boîte.»
«Les seves cendres han estat enterrades dins d’un embolcall rodo de patates al cementeri de Springfield.» L’homme bute sur le début de la phrase. Françoise Ploquin, désormais rodée, explique : «"Les seves", ce sont les siens, les cendres du dessinateur. En vieux français aussi, on disait les miens cousins.»
Le texte qui suit, en roumain, effraie un peu. Mais Françoise Ploquin, qui a dirigé durant vingt ans la revue la France dans le monde sans parler une seule langue, a le chic pour détendre l’atmosphère. «Automobile Bavaria, importator general BMW pentru România, a lansat noul BMW Seria 5.» Les signes diacritiques intriguent.
Peu connu, le combat pour le plurilinguisme peut sembler farfelu. Comment arriver à se comprendre sans connaître la langue de l’autre ? S’il y a bien un fond d’utopie, le concept s’appuie sur des bases solides. Les langues d’une même famille ne sont pas totalement étrangères et, si l’on veut bien renoncer au perfectionnisme académique, on peut communiquer a minima. «Cela fonctionne aussi pour les langues germaniques ou slaves», assure l’Apic.
Égalitaire. Selon l’association, après trente à cinquante heures, on arrive à passer d’une langue à l’autre et à comprendre un texte écrit et simple. A l’oral, c’est déjà plus difficile. La méthode nécessite en outre un bon niveau à l’écrit. «Les étudiants peuvent ensuite aller chercher des informations dans des textes où ils ne seraient jamais allés avant, explique Annie Dommanget de l’Apic, et pour les plus âgés, c’est une ouverture sur le monde.» L’étape suivante est l’apprentissage d’une langue en bonne et due forme.
Pour l’Apic, l’intercompréhension ouvre aussi des horizons de cohabitation. L’Union européenne à 27 reconnaît 23 langues. Mais 42% des habitants parlent des langues romanes et ils sont un milliard dans le monde. En Catalogne, communauté autonome d’Espagne, une forme de plurilinguisme est déjà pratiquée : dans une même conversation, quelqu’un peut parler en espagnol et son interlocuteur lui répond en catalan.
D’après les militants, le plurilinguisme assure enfin une relation égalitaire. «Sinon, que font deux étrangers ? s’interroge Annie Dommanget. Ils recourent à un traducteur, utilisent une langue tierce, en général l’anglais, ou bien l’un parle la langue de l’autre, mais la relation est alors inégalitaire.» S’aventurer en langue inconnue serait une forme de courtoisie.