Jean-Claude BEACCO, Le français dans le monde, janv-fév 2008

/L'InterCompréhension/Articles de presse/

 

 

Entretien avec Jean-Claude Beacco
Qu’est-ce qu’une éducation plurilingue ?

 


Professeur à Paris III et expert européen du plurilinguisme, Jean-Claude Beacco observe les pratiques et travaille inlassablement à améliorer les possibilités d’accès à la connaissance des langues.

 

Janvier-février 2008 - N°355


Vous venez de consacrer une étude à l’éducation multilingue en Europe1. Quelles grandes lignes s’en dégagent ?

C’est un rapport d’étape1 qui fait suite au Plan d’action pour le multilinguisme mené en Europe entre 2004 et 2006. Dans ce Plan, la Commission proposait aux vingt-cinq États membres d’organiser des activités spécifiques en matière d’enseignement multilingue2. La synthèse publiée aujourd’hui a été établie à partir de Rapports nationaux exposant les actions mises en place à la suite du Plan. Le document est évidemment établi à partir de données très inégales dépendant du degré d’implication des pays et il reste certainement beaucoup à découvrir, d’autant plus que les situations évoluent vite. Cependant on peut dire qu’il y a eu globalement une prise de conscience de l’importance de l’enseignement plurilingue et une certaine amélioration. Mais il reste bien du chemin à faire.

 

Tous les pays d’Europe ont-ils adopté le principe de l’enseignement obligatoire de deux langues vivantes au collège et au lycée ?

Majoritairement oui, mais avec des statuts très différents d’un pays à l’autre. De plus, dans l’enseignement technique professionnel, là où les analyses de besoins pourraient facilement être menées, on ne dispose que de peu d’informations, mais on sait que l’enseignement reste souvent limité à celui d’une seule langue vivante.

 

Comment définissez-vous l’éducation plurilingue ?

L’éducation plurilingue repose sur le principe que chacun est capable de s’approprier les langues dont il a besoin pour sa vie personnelle, professionnelle ou esthétique/culturelle, au moment où il le souhaite. Le rôle de l’École consiste à développer le potentiel langagier dont chacun dispose, comme elle s’emploie à développer les capacités cognitives, créatives ou physiques. Son rôle est de faire aimer les langues, toutes les langues, pour que les individus cherchent à en apprendre tout au cours de leur vie. Apprendre les langues, c’est forcément aussi entrer en contact avec des valeurs telles que la tolérance, la bienveillance, la curiosité pour la diversité
L’éducation plurilingue se conçoit tout le long de l’existence. On demande trop à l’École ; elle ne va certainement pas former des polyglottes, mais elle peut amener les individus à parvenir à un niveau de compétences donné, selon l’objectif qu’ils se fixent, sans viser à s’exprimer comme des natifs. Elle peut donner des connaissances réelles dans certaines langues et l’aptitude à en apprendre d’autres pour que l’individu gère ensuite lui-même son apprentissage. Le rôle du professeur est donc essentiellement d’apprendre à apprendre et de mettre les élèves à l’aise dans leur apprentissage en autonomie. Il fait partie de leur mission d’enseigner à reporter les connaissances d’une langue sur l’autre. L’important est de donner aux enfants une connaissance plurilingue pour qu’ils en fassent usage quand ils seront grands.

 

Quels sont les obstacles majeurs à un développement plus massif et plus rapide de l’enseignement plurilingue ?

L’opinion publique a tendance à penser que, dans le domaine des langues étrangères, savoir l’anglais est suffisant parce que cette langue est considérée comme la seule professionnellement utile, vision qui ne correspond pas à la réalité. Et s’ajoute à cette fascination pour l’anglais l’idée que le niveau à atteindre est celui d’un natif ! Il s’ensuit des conséquences extrêmement néfastes pour l’enseignement plurilingue. L’opinion étant également persuadée de l’excellence de l’enseignement précoce, les parents souhaitent faire apprendre l’anglais dans le premier cycle à leurs enfants. Toutes ces croyances réunies aboutissent au dogme de l’anglais unique et à vie. Or, maintenu d’année en année tout au long du cursus scolaire, l’enseignement de cette langue provoque des effets de lassitude, de perte de rentabilité et de plafonnement.

 

Quelles mesures pourraient être prises pour remédier à ces dysfonctionnements ?

Il faudrait d’abord agir sur les représentations sociales liées aux langues étrangères. Les institutions ouvrent de plus en plus l’offre de langues, mais elles ne l’accompagnent malheureusement pas d’une éducation de la demande. Rien ne sert d’élargir le choix des langues si on n’éclaire pas les parents sur les enjeux. Cette « pédagogie » se fait dans certains pays où l’on explique aux parents qu’il n’est pas indispensable de commencer par l’anglais dans le primaire, parce que les élèves pourront toujours s’y intéresser plus tard. Seuls les milieux les plus favorisés appliquent ces stratégies parce qu’ils savent qu’aujourd’hui ce sont les autres langues qui font la différence. La mauvaise articulation entre le primaire et le secondaire est également dans beaucoup de pays, dont la France, une des raisons de la pauvreté des choix offerts dans le primaire. Mais cela évolue. Sur ce point, l’espoir se dessine qu’une utilisation un peu plus « virulente » du Cadre européen de référence pour les langues permette d’harmoniser les parcours. Le principe étant qu’à leur arrivée au collège 80 % des élèves aient atteint le niveau A2 du Cadre dans la langue apprise dans le premier cycle.
Enfin il faudrait remettre en cause le recours à l’augmentation des heures de cours comme solution privilégiée. Dans bien des pays, le nombre d’heures accordé à l’enseignement des langues a tendance à augmenter. Mais il n’est pas certain qu’il existe une relation mécanique entre les résultats de l’enseignement et le nombre d’heures d’enseignement accumulées. On arrive souvent à des performances comparables en LV1 et en LV2 alors que le nombre d’heures d’apprentissage est très différent.

 

Que pourrait-on substituer à la notion de « cours » ?

La mise en place d’une éducation plurilingue devrait prendre en compte l’alternance des formes de l’enseignement/apprentissage des langues. Après un certain nombre d’années, on pourrait remplacer le cours par un projet de groupe à réaliser dans cette langue, par des lectures à effectuer... Les professeurs seraient alors chargés de guider les élèves et de les éduquer à l’autonomie. Il faudrait également profiter du fait que les pratiques culturelles sont de plus en plus multilingues. Le numérique offre aujourd’hui aux professeurs des ressources considérables. Les élèves auraient tout intérêt à être davantage exposés à la langue. Projeter des films en langue étrangère, organiser des débats après la projection, conseiller de visionner des émissions sur TV5Monde, sont des activités dignes de considération qui devraient être réellement intégrées à l’apprentissage dans une éducation plurilingue.

 

Quel rôle peuvent jouer les professeurs dans cette démarche ?

C’est en grande partie aux professeurs de sensibiliser les élèves à l’éducation plurilingue. Avant d’être professeur de français ou d’anglais, de langue maternelle ou de langue étrangère, le professeur est professeur de langue. Chaque enseignant devrait de ce point de vue « relativiser » la langue qu’il enseigne et motiver les apprenants à s’approcher d’autres langues : celle du voisin, celles des pays avec lesquels existent des relations commerciales, celle des anciens ennemis pour qu’ils deviennent amis, celles des migrants résidant dans le pays ou celle que chacun peut avoir envie d’apprendre par curiosité ou par plaisir… Dans certains pays, il existe des coordinateurs pour les langues dans les établissements secondaires. Il en résulte de meilleurs effets de convergence et une circulation entre les différentes langues enseignées, mais il s’agit là d’un phénomène plutôt rare. Dans la plupart des cas, les professeurs des différentes langues s’ignorent. Et pourtant des expériences menées en Allemagne ont montré que l’apprentissage de la langue maternelle bénéficie largement de l’éducation plurilingue. Ces études ont révélé que des enfants vivant dans des milieux bilingues allemand-turc apprennent beaucoup plus facilement l’anglais que des enfants vivant dans des milieux monolingues.

 

Les chefs d’établissement ont-ils un rôle à jouer dans le développement de l’enseignement plurilingue ?

Il y a les orientations curriculaires qui font une place de plus en plus grande à la diversité et qui autorisent l’innovation, et puis il y a les conditions d’application sur le terrain par rapport auxquelles les chefs d’établissement jouent un rôle fondamental. Ce sont à mon sens les acteurs les plus importants de la politique linguistique, avec les formateurs d’enseignants. Mais gérer un large choix de langues est plus complexe que d’organiser des emplois du temps pour un petit nombre de professeurs de la même langue. Dans beaucoup de pays, les chefs d’établissement ont une marge d’autonomie importante, mais ils ne sont pas sensibilisés à ces problématiques alors que leur engagement en faveur des langues pourrait accélérer la mise en place d’une réelle éducation plurilingue.

 

L’université encourage-t-elle l’éducation plurilingue ?

Le supérieur ne joue pas le rôle qu’il devrait jouer et c’est particulièrement vrai en France. L’entrée dans le supérieur pourrait être l’occasion d’ajouter une langue étrangère à son répertoire, ce n’est malheureusement pas le cas généralement. Il existe un réseau d’universités qui se sont regroupées sur la volonté commune de faire un effort en ce qui concerne la promotion des langues étrangères. C’est le Conseil européen des langues, une association qui a son siège à Berlin, et qui est convaincu que l’entrée à l’université est une nouvelle opportunité pour découvrir des langues inconnues.

 

Existe-t-il des initiatives qui valorisent l’enseignement des langues ?

À côté des programmes européens, il existe une multitude d’initiatives qui éclosent ici ou là et utilisent l’environnement et les ressources locales. Ces pratiques vont dans le bon sens. Ce sont ces créations venues du terrain que récompense chaque année dans tous les pays d’Europe le Label européen des langues. En Finlande et en Belgique, on a vu des cours de langue donnés dans les trains de banlieue, des émissions de téléréalité organisées sur des principes linguistiques, des pays comme la Hongrie accordent des avantages fiscaux aux adultes qui entreprennent un apprentissage linguistique… et il reste beaucoup à inventer. Toutes les possibilités ouvertes par l’utilisation du MP3, par exemple, sont loin d’avoir été explorées… Ce qui est important c’est que les choses avancent non du point de vue des langues mais de celui des gens qui les utilisent : c’est le principe fondateur de l’éducation plurilingue3.

Propos recueillis par Françoise Ploquin


 


Notes

1. Relancer l’éducation multilingue pour l’Europe (EAC/31/05), Rapport à la Commission européenne, Unité politique pour le multilinguisme, 15/12/2006.
2. La Commission européenne utilise multilinguisme là où le Conseil de l’Europe emploie plurilinguisme.
3. Pour un exposé plus systématique, voir : Conseil de l’Europe (2007) : De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue. Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, Ed. du Conseil de l’Europe, Strasbourg.

 

 

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