Claire BLANCHE-BENVENISTE. Le français dans le monde, juil-août 2005

/L'InterCompréhension/Articles de presse/

 

Accepter l’approximation dans l’apprentissage




Les professeurs, naturellement soucieux de rigueur, ont souvent tendance à vouloir entendre la bonne forme sortir de la bouche de leurs élèves. Or l’apprentissage procède par tâtonnements et approximation. Loin de réprimer cette tendance, pourquoi ne pas tenter de s’appuyer sur elle ?

 

Juillet-août 2005 - N°340

Lorsque nous avons lancé, dans les années 1990, un projet d’apprentissage simultané de trois langues romanes, EuRom4, nous nous adressions à des adultes qui avaient déjà appris des langues vivantes pendant leurs années d’études. Ils en avaient souvent gardé l’idée qu’il était interdit de comprendre « approximativement ». Pas question de comprendre « en gros » mais pas dans le détail ; pas question de rester dans le vague, pas question de « sauter » un passage difficile. Apprendre une langue c’était viser d’emblée une traduction détaillée – et si possible élégante. L’entreprise, dans ces conditions, exige beaucoup de temps.

Nous nous sommes lancés dans une aventure différente. Nous pensions qu’il était possible d’arriver à lire dans trois langues romanes (pour les Français : portugais, espagnol, italien) en un temps assez court (une trentaine d’heures semblent suffire), à condition de tolérer différentes sortes de « lectures approximatives ». Mieux : il est apparu que l’approximation était parfois une excellente stratégie et que, lorsqu’il s’agit de langues « voisines », comme le sont les langues romanes, cette stratégie est immédiatement rentable. Mieux encore : les psychologues nous apprennent que, nous qui estimons être de « bons lecteurs » dans notre langue maternelle, nous ne pouvons l’être qu’en utilisant à bon escient l’approximation.

Quelques exemples. Que fait le bon lecteur lorsqu’on lui soumet un texte technique, dont il ne connaît pas tout le vocabulaire? Dans une première lecture, il interprète ce qu’il peut et laisse en suspens ce qui lui résiste. Je me risque à lire un article intitulé « Verre et chimie douce »1, parce qu’il explique des choses passionnantes sur la chimie du verre. Je tombe sur la phrase suivante :

« L’activité de l’enzyme peut être optimisée en jouant sur la nature chimique de la silice comme le montre l’exemple des lipases ».

Je sais en gros ce qu’est un enzyme et je crois savoir, sans beaucoup de certitude, ce qu’est la silice ; mais je ne sais pas ce que sont les lipases. Que vais-je faire ? Je vais adopter une des deux stratégies d’approximation que j’ai à ma disposition. L’une, à peine avouable, consiste à remplacer les lipases par un mot passe-partout, certains trucs, des machins, des choses :

« L’activité de l’enzyme peut être optimisée en jouant sur la nature chimique de la silice comme le montre l’exemple de certains machins»..

Une autre solution, déjà plus sérieuse (mais plus risquée), consiste à remplacer les lipases par un terme qui me paraît pouvoir jouer le rôle de terme générique (je fais le pari que les lipases sont des produits d’un certain type).

« L’activité de l’enzyme peut être optimisée en jouant sur la nature chimique de la silice comme le montre l’exemple de certains produits ».

Dans les deux cas, j’ai utilisé de l’approximation. J’ai au moins compris qu’on peut améliorer l’activité d’une enzyme en faisant intervenir quelque chose sur la silice, qui est un composant du verre. C’est mieux que rien. Si j’y tiens vraiment, je peux chercher dans le dictionnaire ce que sont les lipases, ou le demander à quelqu’un. Si on m’ôtait le droit à l’approximation, je ne pourrais rien lire tant que je ne saurais pas tout. Ce qui serait le comble de l’absurdité. Je lis pour apprendre, justement. Et apprendre présuppose une phase d’approximation.
Il arrive que le résultat soit décevant et que, en jouant sur l’approximation, j’arrive à une interprétation tellement vague qu’elle ne m’apprend pas grand chose. C’est ce qui se passe quand je m’intéresse aux « moteurs biologiques » et que je tombe sur cette phrase2 :

« Les moteurs linéaires sont ubiquitaires dans la vie eukaryote ».

Tout ce que je peux en faire, c’est la réduire à du vague, en me débarrassant de ubiquitaires et eukaryote :

« Les moteurs sont comme ça dans ce type de vie ».

J’ai sauvé la face : c’est une bonne phrase française. C’est déjà une étape, qui prouve au moins ma bonne volonté. Mais, évidemment, je n’ai rien appris sur les « moteurs biologiques ». Si j’ai vraiment envie de me renseigner sur le sujet , j’appelle à l’aide et je consulte un spécialiste.
Dans notre expérience sur l’apprentissage simultané de trois langues romanes, nous avons joué le rôle des spécialistes qu’on appelle lorsque la bonne volonté ne suffit plus et lorsqu’on a épuisé les ressources de l’approximation. Les participants ont découvert avec surprise qu’ils avaient le droit de laisser provisoirement dans l’ombre ce qui les gênait, de procéder par paliers et de ne pas « tout comprendre » tout de suite. Voici quelques exemples.
Ils ne connaissaient pas le mot portugais gravidez. Dans un premier temps, lorsqu’on leur a soumis la phrase suivante :

« A interrupção voluntària da gravidez foi legalizada em 1973 »,

ils l’ont interprétée en remplaçant le mot inconnu par machin :

« L’interruption volontaire de machin fut légalisée en 1973 »

Ils se sont aussitôt aperçu qu’ils connaissaient bien la première partie de la formule et qu’il devait s’agir de l’interruption volontaire de grossesse. Après quoi, un peu timidement, ils ont consulté les « spécialistes » que nous étions en demandant, « gravidez, ça veut bien dire grossesse ? ». Comme ils l’avaient trouvé tout seuls, ils ne l’ont plus jamais oublié.
Ils ne connaissaient pas le mot italien pazzo. Lorsqu’ils le rencontrent dans la phrase suivante, ils le remplacent par machin. Mais la simple considération du contexte les entraîne aussitôt à proposer fou. L’approximation n’aura été qu’une étape. Ils n’auront même pas eu besoin de spécialistes pour franchir les quatre étapes de leur interprétation:

1. Cristoforo Colombo fu preso por pazzo 500 anni fa
2. Christophe Colomb fut pris pour machin il y a 500 ans
3. Christophe Colomb fut pris pour fou il y a 500 ans
4. Christophe Colomb passa pour fou il y a 500 ans


Même expérience pour le mot espagnol seres, qu’ils n’auraient jamais compris à l’état isolé, mais qu’ils ont décrypté peu à peu, grâce au contexte (tous les autres mots sont assez « transparents » pour un Français) :

1. « Una de las principales organizaciones que se dedican a este tràfico ilegal de seres humanos opera en la plaza de Feddan »
2. Une des principales organisations qui se livrent à ce trafic illégal d’êtres humains opère en la place de Feddan
3. Une des principales organisations qui se livrent à ce trafic illégal d’êtres humains opère sur la place de Feddan

Au fil des séances, grâce à ces procédés qui leur permettaient de ne pas affronter toutes les difficultés en même temps, les participants ont pris de l’assurance. Au bout d’une trentaine d’heures, ils pensaient pouvoir continuer tout seuls, en consultant un dictionnaire pour les quelques mots qui leur restaient inconnus. Il avait fallu, bien sûr, affronter d’autres problèmes, comme les tournures de phrases complexes ou les difficultés proprement grammaticales. Là aussi, nous avons procédé par étapes.
L’approximation n’est pas une panacée. Elle peut mener à quantité de contresens, de faux amis et d’erreurs manifestes. C’est pourquoi les « spécialistes » sont nécessaire. Mais c’est une stratégie utile, que nous utilisons souvent sans l’avouer et qu’il faut certainement réhabiliter pour l’apprentissage des langues voisines.

Claire Blanche-Benveniste 
 

 


 

Note de bas de page

1. Article de J. Livage, 2001, édité par Y. Michaud dans l'Université de tous les savoirs. Paris : 2 Odile Jacob, vol. 5, pp. 451-457). Article de J. Prost, même volume, pp. 334-344.


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