Gérard COURTOIS. Le Monde, 02/04/93

/L'InterCompréhension/Articles de presse/

 

EDUCATION-CAMPUS


Langues romanes en simultané à Aix-en-Provence, des étudiants apprennent,

en même temps, l’italien, l’espagnol et le portugais.

Une expérience originale soutenue par la Communauté européenne.

Article paru dans Le Monde du 02.04.93

 

À première vue, l’expérience tient un peu de la magie. Le rituel n’est pas vieux. Mais il est désormais bien rodé. Une fois par semaine depuis le début de l’année, Annick, Joëlle, Éric, Alexandra, Adrienne et quelques autres se retrouvent dans une salle de l’université de Provence, à Aix. Étudiants en premier cycle de lettres, ou en licence d’information et communication comme Éric, ils y retrouvent Anna-Paola, étudiante de la fac de lettres de Lisbonne qui ici passe quelques mois dans le cadre du programme européen d’échanges Erasmus. Et Alessandra, étudiante en philologie romane à Naples, venue elle aussi par le canal d’Erasmus. Ou encore Philomena, lectrice de portugais à Aix. Le tout sous la houlette de Claire Blanche-Benvéniste, professeur de linguistique à l’université de Provence et de deux de ses collègues, André V alli et José Deulofeu.

Parmi ces étudiants français, certains avaient un peu tâté de l’espagnol ou de l’italien au lycée, d’autres n’en maîtrisaient pas les premiers rudiments il y a encore trois mois et aucun ne s’était, auparavant, initié au portugais. La plupart gardent de leur apprentissage scolaire des langues étrangères (le plus souvent l’anglais et l’allemand) le souvenir frustrant d’années de rabâchage ne leur permettant même pas, in fine, de lire aisément un article de journal étranger , encore moins de communiquer. Pendant une heure et demie, chaque semaine, ils se retrouvent pourtant dans cette salle du campus d’Aix, non pour se remettre à flot ou se décoincer dans les langues apprises dans le secondaire, mais pour plonger tête baissée dans une aventure autrement périlleuse… et excitante : l’apprentissage simultané des trois langues romanes, espagnol, italien et portugais.

 

Un étonnant jeu de piste
 

La première demi-heure, ce jour -là, sera consacrée à l’italien, à partir d’un article de la Stampa sur la découverte de pirogues préhistoriques dans le chantier de Bercy , à Paris. La deuxième à un article portugais sur la mafia chinoise à New York. La troisième à l’extrait d’une enquête d’El Pais sur les Africains qui passent clandestinement le détroit de Gibraltar.

À chaque fois, la règle est la même : les enseignants qui encadrent la séance traduisent le titre pour préciser le thème général de l’article, puis l’un des étudiants Erasmus lit le texte dans sa langue maternelle, deux ou trois fois, paragraphe par paragraphe. Après quoi, à tour de rôle, les étudiants français se jettent à l’eau et s’ef forcent de traduire, phrase par phrase, tout ce qu’ils comprennent, sans se laisser arrêter par les mots ou expressions incompréhensibles, temporairement remplacés par "machin".

Ici ou là, sur des mots trop dif ficiles, des tournures idiomatiques ou des subtilités syntaxiques, les enseignants donnent un coup de pouce et étof fent ainsi un viatique élémentaire de mots-clés (prépositions, pronoms, adverbes, chif fres…). Mais pour l’essentiel, les étudiants se livrent à une sorte d’étonnant jeu de piste, procédant par assimilation, jouant des analogies phonétiques – parfois trompeuses –, se hasardant dans les parentés étymologiques, tâtonnant, bricolant, usant du contexte pour dégager finalement la traduction correcte. Chaque texte est ensuite relu par les étudiants étrangers, une fois lentement, en suivant sur l’écrit, une deuxième fois plus vite, sans le support du texte, pour s’assurer de la compréhension orale. Et l’on saute ainsi, à vive allure, de Rome à Lisbonne en passant par Madrid.

Poudre aux yeux ? Miroir aux alouettes ? penseront les sceptiques pour qui l’apprentissage des langues passe par un harassant parcours du combattant, jalonné de verbes irréguliers, de conjugaisons apprises par coeur et d’auxiliaires retors. T out démontre pourtant le contraire. L ’expérience menée à Aix-en-Provence est loin d’être une "galéjade", comme on dit sur le cours Mirabeau.

Pour Claire Blanche-Benvéniste, spécialiste reconnue de linguistique, la motivation initiale était double. "Pendant des siècles, les voyageurs du Sud, les marchands de la Méditerranée se comprenaient sans nécessairement parler d’autre langue que la leur. Nous avons voulu faire revivre cette intercompréhension des langues romanes. D’autre part, les études de philologie et de grammaire comparée des langues romanes ont disparu en France depuis une trentaine d’années et les échanges scientifiques avec nos collègues de Salamanque, Lisbonne et Rome nous ont incité à renouer avec cette tradition." De là est née l’idée que la compréhension simultanée de plusieurs langues de même famille pouvait être facilement accessible. 

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Une cinquantaine d’heures

À plusieurs conditions cependant. Primo, que cet apprentissage soit guidé par des linguistes habitués à jongler avec le fonctionnement des langues et les règles précises de passage de l’une à l’autre, afin d'"éviter le métalangage, la grammaire, tout l’appareil de règles syntaxiques abstraites qui insécurisent et bloquent le plus souvent les étudiants , précise Claire Blanche-Benvéniste. Secundo, partir de la "curiosité naturelle" pour le sens des mots d’une langue étrangère et lancer tout de suite les étudiants dans cette navigation excitante d’une langue à l’autre. "Les travaux très solides des psycholinguistes américains l’ont bien montré : on ne mémorise vite que ce que l’on trouve tout seul, y compris en multipliant les bêtises. Au bout d’une dizaine de séances, nos étudiants savent mieux lire et comprendre un texte qu’au bout de deux ans d’enseignement classique." Mme Blanche-Benvéniste pose toutefois quelques garde-fous. T out d’abord, l’expérience n’est praticable qu’avec de petits groupes, sérieusement encadrés. Bref, dif ficilement généralisable, faute de moyens, à la masse des étudiants. D’autre part, elle reste volontairement limitée. Il ne s’agit pas de se substituer aux enseignements classiques — beaucoup plus ambitieux puisqu’ils ont pour objectif d’apprendre à comprendre et à communiquer de façon écrite et orale, — mais de permettre aux étudiants de parvenir , en une cinquantaine d’heures, à une maîtrise suf fisante pour pouvoir lire des journaux ou des textes dans leur domaine de spécialité, voire comprendre au moins approximativement une émission de radio ou de télévision. Et cela dans les trois langues romanes. "Notre objectif est de donner cette confiance initiale qui permettra ensuite aux étudiants d’aller plus loin et de progresser", souligne-t-elle.


Un message parfaitement reçu par les intéressés, qui suivent tous cette formation de façon bénévole, en plus de leur cursus habituel. "Après l’indigestion de grammaire allemande que j’avais connue au lycée et en première année de fac, ça me paraissait un peu magique d’apprendre trois langues d’un coup, note Annick, qui est en deuxième année de lettres. Cette expérience me fait découvrir le plaisir de la langue, l’envie de lire les écrivains étrangers sans le recours à la traduction. On n’a plus peur du texte. Cela devient une sorte de jeu." En outre, les retombées sont très sensibles pour les étudiants de lettres qui y découvrent, de façon vivante, tout le cheminement qui conduit du latin aux langues modernes en passant par l’ancien français. Elles ne sont pas négligeables, non plus, pour les étudiants Erasmus qui trouvent là un moyen d’intégration ef ficace dans leur université d’accueil, ainsi que quelques subsides fort opportuns.

 

Le soutien de Lingua


Alessandra, l’étudiante napolitaine, souligne, de son côté, que l’enseignement traditionnel des langues repose "sur la mémorisation passive de règles de grammaire et sur l’idée qu’on s’en servira après. Mais l’après est toujours pour plus tard. C’est très frustrant". Immédiatement convaincue, Alessandra a d’ailleurs mis en application la méthode avec les détenus de la maison d’arrêt de Luynes, où elle intervient pour le compte du GENEPI (Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées).


Éric ajoute : "Les copains pensent que c’est de la folie, que ce n’est pas possible d’apprendre trois langues d’un coup. Et ils ne croient pas que l’on peut comprendre une langue sans la parler . L ’essentiel, c’est que grâce à cette méthode on redevient curieux des langues étrangères. On va vers le texte, à la découverte, alors qu’au lycée on nous l’imposait. Même avec de bons profs, c’était souvent une corvée."


Enfin l’expérience menée à Aix n’aurait guère eu de sens si elle ne s’était appuyée sur des initiatives du même ordre dans les autres pays de langue romane. En deux ans, les contacts avec les équipes de linguistes de Salamanque en Espagne, de Lisbonne au Portugal et de Rome en Italie ont permis de lancer des expériences pédagogiques similaires dans ces trois universités, d’échanger textes et matériels pédagogiques, de croiser les observations, d’évaluer les dif ficultés communes.


Grâce à l’appui, notamment, de la Délégation générale à la langue française, ce réseau bénéficie pour la troisième année consécutive, en 1993, de l’appui du programme Lingua lancé par la Communauté pour favoriser l’enseignement des langues. Et le budget d’environ 100 000 écus (soit 700 000 francs) sur trois ans alloué à cette expérience baptisée Eurom4 devrait lui permettre d’aller plus loin. Comme l’explique, à Aix-en-Provence, M. Maurice Lory-Bouchet, professeur de lycée à la retraite qui se consacre bénévolement et avec passion à cette initiative, l’ambition des quatre partenaires européens est de mettre au point, avant la fin de l’année, une méthode d’enseignement portant sur les quatre langues, avec un support de textes et des enregistrements sur cassettes, avant une possible, mais délicate, transposition sur logiciel. En outre, des contacts sont pris avec des expériences similaires menées au Danemark sur l’apprentissage des langues scandinaves. Et, au-delà des étudiants, l’équipe d’Aix envisage de proposer sa méthode à des publics plus lar ges, notamment professionnels. L ’Europe passe par cette démonstration que "les langues vivantes peuvent être apprivoisées rapidement", conclut Claire Blanche-Benvéniste.

 

Gérard Courtois



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